Intelligence émotionnelle, intelligence sociale, soft skills, compétences comportementales, intelligence des situations… ces termes prêtent à toutes sortes d’interprétations et de mythes. Certains ont mêmes été jusqu’à mesurer un QE et prétendre qu’il était plus important que le QI, ce qui n’a pas de sens. Tout cela a contribué à semer la confusion et à discréditer des compétences qui, elles, sont bien réelles. Dans cet entretien, Nadia Medjad, Docteure et experte en compétences socio-émotionnelles revient clairement et concrètement sur les enjeux des CSE dans le cadre de la relation client. Plus bas, vous pouvez retrouvez les grandes lignes de forces de cette interview retranscrites à l’écrit.

Qu’est ce que sont les CSE ?

Les CSE regroupent un ensemble de compétences qui repose sur la capacité à réguler ses propres émotions et à agir efficacement sur celles des autres. Cela veut dire faire diminuer les émotions qui nous barre la route et augmenter celles qui nous qui nous font avancer. Et cela change tout puisque la recherche la plus récente montre que cela conditionne l’utilisation optimale de notre cerveau. Quand on sait que les émotions négatives empêchent l’apprentissage et que la résolution créativité des problèmes réclame une humeur positive, il vaut mieux savoir les réguler. D’autant que l’adaptabilité, l’agilité, la créativité, la collaboration, le leadership…entre autres dépendent des CSE. L’impact massif des émotions sur nos capacité intellectuelles et notre comportement au travail est encore très peu connu des entreprises. C’est pourtant là que se joue la performance.

Pourquoi aujourd’hui ?

Pour trois raisons : Deux liées au changement drastique de notre environnement de travail et la 3ème est liée aux progrès récents de la recherche sur le fonctionnement du cerveau.

  • Le changement notre environnement de travail a deux impacts.

1/La montée en puissance de l’intelligence artificielle pose la question de la compétence humaine face à la machine. Les grands organismes mondiaux qui se penchent sur l’avenir de l’homme au travail sont unanimes pour préconiser le développement de nouvelles compétences prioritaires dont les CSE. En 2016 que le Forum économique Mondial a notamment publié un rapport alertant sur un « gap de compétence au 21ème siècle » concernant notamment les CSE. La valeur ajoutée de l’homme face à la machine porte sur ce que la machine intelligente ne sait pas faire : ressentir les émotions. Cette capacité est à la base d’une série de compétences spécifiquement humaines comme la résolution créative de problème nécessaire face aux enjeux complexes. On voit que c’est une prise de conscience toute récente.

2/A cela s’ajoute le changement drastique de nos conditions de travail. La masse d’information à traiter augmente de façon vertigineuse. Notre cerveau n’a pas été programmé pour gérer quotidiennement une telle avalanche d’information. Il est limité dans sa capacité d’attention comme notre corps est limité dans sa force. Ceci est encore aggravé par le caractère ultra-sollicitant notre environnement. Nous sommes constamment interrompus dans nos actions. Nous zappons d’une tâche à l’autres. A cause de cela notre cerveau est soumis à une surcharge qui nous épuise. Notre attention est complètement fragmentée. Or de la qualité de notre attention dépend notre performance et notre bien-être. Aux incertitudes de l’avenir s’ajoutent accélération du temps qui génère une angoisse de mort. Alors que nous avons atteint un niveau de confort matériel sans précédent notre stress ne cesse de croître. Et c’est du mauvais stress. On n’arrive plus à récupérer, nos émotions négatives se multiplient et le désengagement au travail s’aggrave encore. Apprendre à agir sur ce qui se passe dans nos têtes nous aide à mieux travailler et à mieux vivre ensemble. Apprendre à réguler ses propres émotions et à agir favorablement sur celles des autres relève d’une hygiène mentale devenue indispensable. Sans les CSE pas performance possible à l’ère digitale.

  • En parallèle de ces changement la science du cerveau a explosé grâce à de nouvelles technologies permettant d’explorer le cerveau en pleine action. Il est désormais possible de voir la pensée en train de se faire. Le cerveau commence à nous livrer ses secrets. Les émotions longtemps négligées par les scientifiques sont devenues une spécialité à part entière des neurosciences. Ce que les chercheurs découvrent renverse les mythes les plus établis sur l’apprentissage et la performance. Ils ont ainsi découvert que le raisonnement et les émotions sont les deux faces d’une même pièce. Il faut des émotions en bon état pour prendre des décisions adaptées. Nos émotions ont un impact sur notre attention, notre mémoire, notre apprentissage… Elles conditionnent nos décisions y compris quand nous les croyons rationnelles… Elles sont la clé de voute de notre motivation à agir. Bref elles sont partout pour le meilleur et pour le pire. La bonne nouvelle est qu’elles se prêtent à un apprentissage. Et que nous avons tout y gagner

Apports concrets des CSE comme levier des entreprises: partir d’un cas concret/ L’expliciter/ 

Prenons le cas de la relation client mais cela reste vrai pour toutes les relations. Aujourd’hui on demande au conseiller de faire vivre une expérience positive au client. Cela veut dire quoi d’être aimable et à l’écoute si on est soi-même complètement stressé ? Si on a un enfant malade qu’on a dû soigner toute la nuit ? Si on s’est tout simplement levé du mauvais pied ?

Personne n’apprend au conseiller à réguler ses propres émotions s’il ne va pas bien. Or même s’il fait semblant d’aller bien le client ne s’y trompe pas car il n’y a rien de plus contagieux qu’une émotion négative. Et si le client se met en colère ou fond en larme est-ce que le conseiller dispose d’un protocole simple pour faire face à ce débordement ? Et que peut-il faire de cette grosse charge émotionnelle qu’il prend en pleine figure et qui le contaminent immédiatement.

Et le manager des conseillers, lui a-t-on expliqué que s’il génère une émotion négative dans son équipe celle-ci va immédiatement baisser en performance. Sait-il que ses collaborateurs absorbent ses émotions comme des super éponges ? S’il se lève du mauvais pied ou craint de perdre son job est-ce que quelqu’un lui a appris comment éviter de répercuter ses émotions négatives sur l’équipe puis en cascade jusqu’au client ? Sait-il que pour obtenir la résolution créative d’un problème il doit amener de la bonne humeur dans l’équipe ? Comment fait-il s’il est lui-même complètement stressé ? A-t-il appris à réguler rapidement les émotions d’un collaborateur en larmes ou d’un autre qui fait la tête ?

A notre insu nous influençons en permanence l’humeur des autres. Et souvent c’est une escalade à cause de la contagiosité extrême des émotions (ordre de la fraction de seconde). Les courant les plus forts vont du haut vers le bas de la pyramide d’influence. D’où l’importance de former d’abord aux CSE les plus influents. Sans compter l’immense valeur de l’exemple dans l’apprentissage. Nous copions instinctivement ceux qui sont plus influents que nous-mêmes.

Quelle était la démarche initiale ? Où en est l’entreprise aujourd’hui ?

Cas d’une entreprise d’un grand groupe français:  Objectif de faire progresser la qualité de la relation en particulier en cas de refus d’accéder à la demande client.

Réalisation : Analyse des pratiques en place : un certain nombre d’outils en direction du client existaient (comment l’écouter, comment répondre à ses objections, …) mais comme des pièces isolées d’un puzzle. J’ai proposé de les structurer et d’identifier les « trous » dans le maillage de compétences. Ceux-ci concernaient deux points : 1/ prendre en compte les émotions des conseillers et 2/ apprendre aux managers à gérer les émotions des conseillers et les leurs propres. Nous avons choisi ensemble une stratégie top-down. Formation de la direction (1jour + ½ j débrief) puis formation des directeurs régionaux encadrant les équipes terrain (idem). Ce qui est formidable c’est qu’ils se sont complètement appropriés les CSE ainsi transmises. Ils ont ensuite déployé eux-mêmes la formation vers l’ensemble des conseillers. Ils sont très satisfaits du résultat. Ils ont obtenu en plus des bénéfices inattendus : « En plus cela nous a beaucoup servi pour manager les équipes pendant la crise covid. On a réussi à obtenir leur adhésion beaucoup plus facilement ». Et ils disent aussi que cette formation leur sert aussi dans leur vie perso, c’est tout bénéfice ».

Quels autres apports des CSE ? Quels autres « use cases »?

1/ Je forme actuellement un codir à développer son influence en développant des relations de confiance. Plus on inspire confiance plus on est influent. La confiance est l’émotion qui conditionne la collaboration, l’agilité et la motivation.

2/ Dans l’univers du luxe (joaillerie) j’apprends aux vendeurs :

  • A dépasser leurs a priori sur les clients par ex une personne qui ne leur « revient pas »
  • A décrypter finement l’humeur du client pour qu’il puisse réagir à chaque instant avec le plus de pertinence possible. Car derrière chaque émotion se cache un besoin. Tant qu’on ne répond pas au besoin l’émotion persiste. L’idée est d’amener un maximum de sécurité psychologique c’est à dire de confort dans la relation pour que l’issue de la transaction soit gagnant-gagnant.

3/ Dans le domaine de l’innovation bancaire j’apprends aux personnes à créer un climat de sécurité psychologique dans l’équipe pour favoriser la créativité. Quand on ressent la bienveillance du groupe on peut s’engager à fond en donnant toutes ses idées (sans avoir peur d’être ridicule ou crainte des prédateurs). En plus les phases de créativité pures demandent de la légèreté, un esprit joueur et explorateur qui n’émerge que si on est détendu et joyeux. Je leur apprends aussi à recevoir des critiques et à critiquer le travail de l’autre sans le blesser.

4/Dans le domaine des RH (et aussi à l’hôpital) j’apprends aux professionnels à délivrer une mauvaise nouvelle en préservant l’autre au maximum pour lui éviter une « double peine » (mauvaise nouvelle + mauvais traitement souvent involontaire).  La forme peut traumatiser encore davantage que le fond. Le porteur de la mauvaise nouvelle doit aussi apprendre à se préserver lui-même tout en restant dans l’empathie vis à vis de l’autre. D’une façon générale les conversations « difficiles » sont souvent pénalisantes pour les deux parties faute d’avoir appris à faire autrement.

 Les CSE: apanage des équipes ou des managers ? Par où commencer dans la démarche ?

Ces compétences doivent être managées comme les autres. Comme ce sont des compétences transversales si le manager ne les maitrise pas il ne peut pas les manager dans son équipe. De plus comme cela implique du savoir-faire et du savoir-être l’exemplarité est la première source d’influence et d’apprentissage.

Idéalement (comme pour La Poste) un bilan de de l’existant permet de prendre en compte ce qui se fait déjà et compléter par ce qui manque. La formation se fait idéalement en top down.

En pratique les dirigeants ne sont pas toujours prêt à ça. Dans ce cas là il faut respecter cette résistance et commencer par les managers. Et bien sûr les équipes RH sont toujours concernées. D’autant qu’il faut les aider à faire des CSE une priorité pour le recrutement, en particulier pour les managers. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Il faut aussi avec les RH mettre en place des méthodes d’évaluation.

C’est une formation qui demande une certaine humilité de la part des plus hauts placés. Ceux qui ont des compétences dans ce domaine en plus de leur compétence métier de base sont très peu nombreux, en particulier en France. Les chasseurs de têtes se les arrachent.

Quelles étapes et formations et comment procéder pour le développement d’un projet en lien avec les CSE ?

On commence à apprendre les CSE sur le tas dès le 1er jour de sa vie. Nous comprenons ce qui fait plaisir à l’autre et ce qui lui déplait. Nous savons d’instinct que nous dépendons de lui et qu’il va falloir composer avec ça. Arrivés à l’âge adulte nous avons des compétences spontanées très variables en fonction de notre personnalité et de notre environnement. Tout le monde peut progresser à condition d’être motivé et de s’entrainer.

Niveau 1- Les fondamentaux

Niveau 2- Les enjeux managériaux

Niveau 3- Leaders, confiance et influence

Dans les grandes entreprises je préconise la formation plus poussée de référents internes qui servent d’ambassadeurs. Voire une équipe de formateurs internes que je forme et encadre la première année. J’accompagne aussi sur le choix des méthodes d’évaluation de ces compétences. Là aussi on part de l’existant.

A-t-on finalement encore besoin d’évangéliser sur le sujet ?

Oui, ce n’est que le début de l’histoire mais cela peut aller très vite. A mon avis ce sera comme la courbe du virus, une exponentielle. Au début on ne va pas voir grand-chose, cela va paraître marginal car les précurseurs vont faire ça discrètement. Puis tout le monde va percuter d’un coup et il va falloir former massivement. Le risque est de faire baisser le niveau des formations.

L’INRC joue un rôle important pour contribuer à harmoniser ce domaine. Il a soumis avec l’accord de ses partenaires un référentiel de CSE dans la relation client au Ministère du Travail. Il a obtenu que ce référentiel soit officiellement inscrit au Répertoire des Métiers. C’est une grande première. Ce premier référentiel officiel des CSE initie le travail de cadrage à réaliser dans ce domaine. Il reste encore un gros travail de co-construction avec les parties prenantes. L’INRC s’engage en ce sens. L’Institut propose désormais aux entreprises une évaluation structurée de leurs CSE. Elle peut être complétée d’une recommandation et d’une formation aux CSE qui vient compléter l’existant.